L’usage d’orchestres importants et diversifiés en timbres et en registres est l’une des spécificités les plus marquantes de la musique française des XVIIe et XVIIIe siècles. C’est là l’origine de cet art de l’orchestration et de l’instrumentation qui, de Rameau à Ravel en passant par Berlioz et Debussy, caractérise l’art musical français. Ces orchestres, alors uniques en Europe, forçaient l’admiration de tous les contemporains. Ils représentaient l’une des conséquences les plus visibles d’un art au service d’une monarchie qui, dès la fin de la Renaissance, avait pris conscience du rôle politique que la musique et le spectacle pouvaient jouer sur un plan national et international.
Institutionnalisation de la musique
Henri IV, Louis XIII, et plus particulièrement Louis XIV, s’emploient à développer et institutionnaliser les corps de Musique de la cour tout au long du XVIIe siècle. Les grands théâtres de Paris ainsi que la célèbre société du Concert Spirituel (1725-1791) bénéficient ensuite des mêmes largesses royales et emboîtent le pas à Versailles en se dotant d’ensembles instrumentaux impressionnants. La Régence de Philippe d’Orléans (1715-1723) va accélérer ce développement qui, jusqu’à la Révolution, ne cesse de s’amplifier.
De plus en plus centralisé sous les règnes de François Ier et Henri IV, le royaume de France organise les principales structures musicales autour des grands lieux de culte (abbayes et cathédrales) mais surtout autour de la cour. Au XVIIe siècle, la sédentarisation du pouvoir, puis sa centralisation à Paris et à Versailles, facilite et accélère le développement et l’institutionnalisation des différents départements de la musique royale dont les champs d’action étaient jusque-là encore flous. C’est de là que naît en France la notion d’orchestre, aussi bien d’un point de vue administratif, logistique et structurel, qu’artistique et musical.
Les Vingt-Quatre Violons du roi, un emblème de la musique royale
Plus que toute autre phalange musicale de la cour, les Vingt-Quatre Violons ou « Grande Bande » incarnent la magnificence royale. D’abord rattachés à l’Écurie, les violons intègrent la Chambre vers 1570 et se regroupent en « bande ». C’est vers 1620 que Louis XIII les institue officiellement en corps autonome. Leur prestige est décuplé lorsque Lully en prend la direction (1653). Il leur donne une aura accrue en exigeant une discipline et une rigueur peu courantes à l’époque. Les Vingt-Quatre Violons fascinent l’Europe et sont copiés dans un grand nombre de cours étrangères. La réunion de la Grande Bande est requise pour les fêtes religieuses solennelles et les moments marquants de la vie du roi. Elle accompagne les dîners et les soupers au « Grand Couvert ». Lalande compose spécifiquement des suites à cette fin, connues sous le nom de Symphonies pour le Souper du roi. Au XVIIe siècle, les Vingt-Quatre Violons du roi sont aussi chargés des bals parés et masqués de la cour et des exécutions d’opéras ou de comédies-ballets.
La répartition initiale des pupitres témoigne d’une conception héritée du consort de la Renaissance : six dessus de violon, quatre hautes-contre de violon, quatre tailles de violon, quatre quintes de violon et six basses de violon. Principalement destiné au plein-air, cet orchestre peut sonner de manière autonome sans instruments à vent ni basse continue : l’importance numéraire des trois parties intermédiaires donne à la fois une épaisseur harmonique à l’ensemble, mais aussi une assise rythmique importante. La fonction première de cet orchestre explique le côté relativement rudimentaire de son répertoire au XVIIe siècle : une écriture souvent homorythmique et des harmonies peu complexes.
Au début du XVIIIe siècle, les pratiques évoluent, les « Vingt-Quatre » se produisant de moins en moins en extérieur. La basse continue et les vents sont régulièrement convoqués, engendrant une refonte du noyau de cordes : les quintes disparaissent dès les années 1700 ; les hautes-contre et tailles fusionnent vers 1740. Parallèlement, le nombre de dessus augmente, jusqu’à se séparer en « 1er » et « 2nd » pupitre. La proportion de basses se renforce également. À leur disparition en 1761, les Vingt-Quatre Violons avaient acquis la physionomie d’un orchestre préclassique du type de l’orchestre de Mannheim contemporain.
L'orchestre de l'Académie royale de musique
À l’origine, l’orchestre de l’Académie royale de musique est copié sur celui réuni pour les spectacles de la cour. En 1680, on y retrouve une base de cordes globalement semblable aux Vingt-Quatre Violons (avec toutefois plus de violons et de basses, et moins de parties intermédiaires), un continuo mêlant des théorbes au clavecin et des pupitres de vents où voisinent flûtes, hautbois et bassons. Au début du XVIIIe siècle, on aboutit à un ensemble d’une quarantaine de musiciens. Cet orchestre – celui de Campra, Destouches, Rebel, Francœur et Rameau – évolue peu jusqu’au milieu des années 1760, sinon par l’intervention ponctuelle de la musette et des percussions. C’est l’arrivée de Berton et Trial à la tête de l’institution, en 1767, qui entraîne une augmentation numéraire : on ajoute des violons et des instruments à vents, introduisant de manière plus régulière les cors, les clarinettes et les trombones, puis la harpe. C’est cet effectif que Gluck trouve lorsqu’il arrive à Paris en 1773. Sa musique « réformée » nécessite un orchestre plus fourni encore : en 1778, c’est près de quatre-vingts musiciens qui sont regroupés dans la fosse de l’Opéra, dont vingt-huit violons, six altos, douze violoncelles et quatre contrebasses.
La grande spécificité de l’orchestre de l’Académie royale de musique est d’opposer un grand chœur instrumental à un petit chœur de solistes : le premier joue dans les ouvertures, ballets, pièces descriptives, et soutient les masses vocales ; le second accompagne les récitatifs (quatre violoncelles, une contrebasse et un clavecin ensemble) et les petits airs de solistes (dont les lignes de dessus sont confiées à deux violons et une flûte solistes). Cette conception orchestrale prend fin avec la réforme de 1799, instituant notamment les emplois de solistes et super-solistes.
L’orchestration massive de l’époque lullyste, agissant par bloc, fait place à un véritable art de l’instrumentation dans les années 1710-1730 avec des compositeurs comme Campra, Destouches, Rebel ou Francœur.
Avant eux, Colasse, Marais et Desmarest ont mené des premières expériences acoustiques. Mais c’est Rameau qui, entre 1733 et 1763, révolutionne l’écriture orchestrale. Exploitant des ressources jusque-là inconnues, il intègre des timbres nouveaux comme la petite flûte, le cor et la clarinette (notamment dans Acante et Céphise, Zoroastre et Les Boréades). À la même époque, des violonistes tels que Leclair, Mondonville et Dauvergne, repoussent les limites de la virtuosité orchestrale, introduisant parallèlement une « manière italienne » héritée de Vivaldi et Locatelli qui prépare l’ouverture de l’Académie royale de musique au style classique international.
Spécificités de l'orchestre français
Disposition des instruments
Si la disposition des musiciens d’orchestre varie en fonction des lieux, c’est pour accompagner la musique de théâtre qu’elle est la plus contraignante : la solution retenue est de constituer un demi-cercle faisant face à la scène (disposition inverse de celle adoptée aujourd’hui), en privilégiant la proximité entre les chanteurs, le « batteur de mesure » (chef d’orchestre) et le petit chœur. La disposition répond généralement à une séparation en deux groupes distincts caractéristiques d’une conception française : le « petit chœur » ou réservoir de solistes, et le « grand chœur » ou tutti, dualité qui rappelle celle du « récit » et du « plein jeu » utilisé à l’orgue. Ces deux chœurs trouvent une réalité aussi bien d’un point de vue vocal qu’instrumental, et sont autant utilisés à la Chapelle qu’au théâtre.
Importance des effectifs
Les effectifs orchestraux français se distinguent par leur importance numérique, quels que soient les domaines considérés (lieux de concert, de spectacle ou de culte) : les moyens donnés par le mécénat royal ou princier, tout autant que la centralisation parisienne caractéristique du XVIIIe siècle, font des orchestres français des phalanges permanentes inégalées dans l’Europe baroque. Ces effectifs importants ont orienté une écriture orchestrale particulière, permettant à la fois une exploitation de timbres différents et originaux (avec un goût typique pour la flûte, le basson ou la musette), mais surtout une gestion des grandes masses orchestrales et leur rapport à la voix soliste ou au chœur d’une manière imposante et emphatique. Cela se retrouve tout autant dans l’ouverture « à la française », les ballets et les récitatifs accompagnés théâtraux, que dans les grands chœurs : autant de spécificités françaises qui sont imitées dans toute l’Europe des Lumières.
Une basse continue aux formes variées
La basse continue, omniprésente dans l’écriture pour orchestre à l’époque baroque, prend en France des formes très variées : absents des bandes instrumentales de plein-air, les instruments polyphoniques (clavecin, orgue, théorbe) sont dans ce cadre remplacés par une présence accrue des cordes chargées du remplissage harmonique (hautes-contre, tailles et quintes). À la Chapelle royale ou au Concert Spirituel, l’usage de l’orgue comme instrument de continuo, avec des jeux très présents, dispense de trop fournir ces pupitres : un instrument par partie suffit à assurer l’homogénéité des timbres entre le groupe des cordes et l’orgue.
Les cordes
Le traitement des cordes est longtemps resté spécifique, influencé tout particulièrement par les Vingt-Quatre Violons. Entre le règne de Louis XIV et celui de Louis XV, l’idéal à cinq parties évolue : au début une partie de violons, trois parties intermédiaires – haute-contre, taille, quinte – et une partie de basse, puis plus tard deux parties de violon, deux parties intermédiaires – hautes-contre et taille – et une partie de basse (contrebasse). Cette évolution a lieu chez des compositeurs tels que Campra et Destouches, une rupture s’observant au tout début des années 1720. Quoique minoritaire, l’écriture à cinq parties s’exporte chez de nombreux compositeurs étrangers : Purcell, Haendel, J.-S. Bach, Telemann, Haydn et même Mozart y auront recours.
En France, les voix sont inégalement considérées : l’attention est polarisée sur les parties extrêmes, la mélodie étant toujours confiée aux dessus et l’accompagnement principal à la basse. Les parties intermédiaires n’ont pas d’existence autonome et sont inféodées aux parties extrêmes. Leur fonction est avant tout de compléter l’harmonie et d’enrichir la rythmique. La conception est rarement contrapuntique et l’écriture fuguée stricte purement orchestrale est quasi-inexistante.
Les vents
Les vents sont utilisés en nombre important, le mélange des timbres étant privilégié aux timbres solistes. Dans les tutti, flûtes ou hautbois doublent les dessus, tandis que les bassons doublent les basses, accentuant l’impression de polarisation sur les parties extrêmes. L’époque de Rameau voit se développer l’utilisation des clarinettes, vers 1750. Des compositeurs tels que Gossec et Dauvergne contribuent beaucoup à leur acclimatation. À la même époque, les cors abandonnent leur caractère idiomatique lié à l’évocation de la chasse, et jouent un rôle de remplissage harmonique au sein de l’orchestre. Cet emploi particulier donne à l’orchestre français des années 1750-1770 une couleur unique, qui caractérise les dernières œuvres de Rameau.
L’écriture en trio prédomine pour les vents lorsque ceux-ci sont traités de manière autonome, dès le début du XVIIIe siècle. Leur utilisation soliste se développe alors que naît le genre typiquement français de la symphonie concertante vers 1760, et contamine progressivement tous les genres.
Une autre particularité de la musique française tient à l’utilisation par les compositeurs de sonorités originales dans l’orchestre, comme celle de l’épinette (souvent une seule partie) ou de la musette, pour évoquer dans un cas la musique militaire, et dans l’autre la musique populaire.
Une véritable école française voit le jour, s’appuyant à partir de 1795 sur les classes réputées du Conservatoire de musique confiées à des virtuoses, eux-mêmes solistes à l’Opéra ou dans la Société des concerts du Conservatoire.