À la cour de France, la musique est quotidienne et omniprésente. Elle rythme l’ordinaire et l’extraordinaire. Elle accompagne les offices religieux et agrémente les divertissements royaux, rehaussant le lustre des cérémonies ou délassant les souverains et les courtisans dans leur intimité. Élément de divertissement autant qu’outil politique, elle participe à l’affirmation du pouvoir et s’impose comme un élément majeur de l’identité, de la puissance et du rayonnement de la monarchie. La cour de France a toujours entretenu à cet effet un corps de musique capable de fournir en permanence les musiques et les effectifs nécessaires à leur exécution.
Organisation de la musique royale
C’est Louis XIII et surtout son fils, Louis XIV, qui achèvent de structurer la musique de la cour : la Musique du roi atteint son apogée sous le règne du Roi-Soleil, selon une organisation qui subit peu de modifications entre 1682 et 1761, perdurant jusqu’à la Révolution. En 1715, l’ensemble compte environ 200 chanteurs et instrumentistes, répartis dans les trois principaux départements de la Maison du roi : l’Écurie, la Chapelle et la Chambre. Ces trois corps se partagent l’organisation de la vie musicale quotidienne, des spectacles et des cérémonies extraordinaires ou protocolaires, sous la supervision des Menus-Plaisirs, chargés de la logistique et de l’administration de la vie de la cour.
Sous le règne de Louis XIV, la distinction Chambre-Chapelle-Écurie est relativement aisée, puis les frontières s’estompent progressivement jusqu’à la fusion des trois corps en un seul (1761).
Tout au long du XVIIIe siècle, l’effectif de la Musique du roi ne cesse de croître, jusqu’à ce que Louis XV et Louis XVI retrouvent le contrôle de budgets, devenus astronomiques, avec deux arrêts publiés en 1761 et 1782. À la veille de la Révolution, la musique royale est drastiquement réduite, Versailles n’abritant plus que les musiciens chargés des offices religieux. Les concerts et spectacles de la cour sont désormais confiés au personnel des théâtres parisiens.
La Musique de l'Écurie
Son rôle d’apparat la destine avant tout à accompagner les évolutions équestres, les carrousels, les processions, les entrées royales et toutes les festivités de plein-air. Au début du XVIIe siècle, c’est l’orchestre le plus sollicité et le plus emblématique. La Musique de l’Écurie peut aussi intervenir pour certains spectacles (courses, ballets, opéras), les retours de chasse, voire des promenades dans le parc. Autonome depuis la seconde moitié du XVIe siècle, elle se subdivise en groupes de « hauts instruments » : les « Trompettes, Hautbois, Sacqueboutes, Cornets et Violons » ; les « Hautbois et Musettes de Poitou » ; les « Fifres et Tambours » ; les « Cromornes et Trompettes marines ».
L’évolution des pratiques et des goûts ainsi que les progrès dans la fabrication des instruments font considérablement évoluer cet assemblage de sonorités : au XVIIIe siècle, la Musique de l’Écurie peut se réduire d’une part aux trompettes et timbales, de l’autre à une bande de hautbois et bassons.
L’autonomie de ce corps de musique s’estompe progressivement, la formation au grand complet ne se réunissant plus que lors de circonstances exceptionnelles. Des manuscrits témoignent du style spécifique en usage au XVIIe siècle, grandement limité dans les tonalités, les tessitures et la difficulté technique par des instruments encore rudimentaires et complexes à manier.
La Musique de la Chapelle
La Musique de la Chapelle se fait entendre lors des nombreux offices hebdomadaires. Son origine remonte aux premiers rois mérovingiens. Placée sous l’autorité administrative du maître de Chapelle, d’un ecclésiastique, et de deux ou quatre sous-maîtres, elle réunit des prêtres affectés à la récitation du plain-chant et des musiciens profanes interprétant messes en musique et motets. Les organistes jouissent d’un prestige tout particulier. Le personnel ne compte que des hommes, sauf exception voulue par le roi.
Si les messes données dans les premières chapelles du Louvre et de Versailles réunissent un petit ensemble vocal accompagné de quelques instrumentistes, le déménagement dans la grande chapelle actuelle en 1710 s’accompagne d’un élargissement considérable des effectifs pouvant atteindre jusqu’à une centaine d’exécutants vers la fin du siècle.
Au XVIIe siècle, l’évolution de l’écriture fige le chœur dans un dispositif vocal unique en Europe, à cinq parties, qui se maintient jusqu’à la veille de la Révolution. Les dessus (réunissant des enfants, les Pages, des voix de faussets et quelques rares castrats…) sont soutenus par les hautes-contre, tailles, basses-tailles et basses. Des femmes chantent parfois en solistes. La Chapelle accompagne le monarque dans ses voyages à raison d’une dizaine d’interprètes seulement. Pour de grandes solennités – sacres ou mariages – elle se voit renforcée par des musiciens de la Chambre, de l’Écurie et même de l’Académie royale de musique. La basse continue, réalisée au grand orgue avec des jeux sonores, colore fortement l’ensemble. Cette présence de l’orgue explique la sous-représentation des parties intermédiaires de cordes, inutiles dans un tel cadre.
Sous le règne de Louis XV, l’orchestre gagne en indépendance : les violons se voient confier des parties de plus en plus indépendantes, des formules d’accompagnement plus dynamiques, tandis que la basse continue tend à se polariser sur des harmonies fonctionnelles. À la même époque, le basson prend un essor identique à celui acquis dans la musique profane, tandis que les hautbois, les cors puis les clarinettes colorent certaines pages. L’usage du trombone est épisodique et circonscrit.
La Musique de la Chambre
Ses origines remontent à François Ier, qui choisit de différencier les divertissements intimes des musiques de parade et de cérémonie publique. La Musique de la Chambre est placée sous l’autorité du grand chambellan, déléguant son pouvoir aux premiers gentilshommes, membres des plus grandes familles princières servant par années. À la tête du corps musical se trouvent deux surintendants, deux maîtres de musique et deux compositeurs. Le personnel musical regroupe des chanteurs solistes et choristes (hommes et femmes), des pages, les musiciens solistes dit « du Cabinet » (luthistes, violistes, violonistes et flûtistes), et de nombreux instrumentistes jouant les tutti. La Chambre permet des formations modulables à souhait : elle peut fournir des concerts de chambre (un à quatre ou cinq artistes), des ensembles vocaux et instrumentaux de moyenne dimension pour les concerts d’appartements (d’une dizaine à une cinquantaine d’artistes), ou des formations plus importantes pour les divertissements, les bals, les ballets, les comédies et les opéras (atteignant jusqu’à plus d’une centaine d’artistes).
La musique instrumentale de divertissement regroupe les Vingt-Quatre Violons (Grande Bande) et les Petits Violons (Petite Bande). Les Vingt-Quatre Violons du roi forment la base des grands concerts, les Petits Violons se chargeant des concerts moins officiels. C’est du côté des Petits Violons ou Violons du Cabinet qu’il faut chercher la base orchestrale de la Musique de la Chambre. Cet ensemble est confié à Lully en 1653 : le surintendant le favorise, y trouvant moins de lourdeur et d’immobilisme institutionnel que chez les « Vingt-Quatre ». Les Petits Violons regroupent jusqu’à une vingtaine de cordes, auxquelles s’ajoutent presque toujours flûtes, hautbois et bassons. L’ensemble se dissout pourtant à la mort de Louis XIV. Au-delà des difficultés de gestion inhérentes à une institution aussi lourde que la Musique de la Chambre, il convient de souligner la qualité et l’homogénéité artistique dont ce corps de musique pouvait se prévaloir, obtenues notamment par la vie presque communautaire d’une partie de ses membres : en effet, des familles de musiciens, au service de la couronne pendant trois ou quatre générations, le composent majoritairement.
Le concert, divertissement royal et geste politique
L’installation de la cour à Versailles, au début des années 1680, hisse le concert au rang de divertissement officiel ayant une fonction sociale déterminante. Jusque-là réservé à l’intimité et privilégiant des petites formes comme l’air monodique ou polyphonique et le répertoire soliste instrumental, les concerts n’avaient qu’une dimension mondaine, mais non politique. Sous des dehors d’aimable divertissement semi-privé, les soirées versaillaises s’affirment comme un véritable geste politique, aux répercussions profondes : c’est leur modèle qui prévaudra à l’établissement des sociétés musicales publiques, faisant de la France des Lumières la capitale du monde musical européen.
« Il y a de nos jours mille personnes qui savent la musique, pour une qui la savait du temps de Louis XIII (….). Il n’y a point de grande ville qui n’ait des concerts publics ; et Paris même alors n’en avait pas : vingt-quatre violons du roi étaient toute la musique de la France. » Ainsi Voltaire résume-t-il l’évolution du goût et de la pratique musicale au début du XVIIIe siècle.
À la cour, c’est en 1682-83 que débute l’histoire institutionnelle du concert. Les musiciens du roi se réunissent le mercredi, le vendredi et le dimanche en grande musique ; le mardi et le jeudi en petite musique ; ils suivent le roi dans ses fréquents voyages, notamment à Fontainebleau.
Ces pratiques, qui n’évoluent guère jusqu’à la mort de Louis XIV, reprennent de plus belle avec le retour de la cour à Versailles en 1722. C’est avec la création du Concert Spirituel par Anne Danican Philidor en 1725, que Paris se dote de la première société de concerts publics au sens moderne du terme.
Sans les concerts de Versailles, modèle puis repoussoir de la capitale, il est fort probable que cette vitalité aurait été moindre. L’épouse de Louis XV, la reine Marie Leszczynska reprend le flambeau du Roi-Soleil et institue des concerts qui prendront avec le temps une ampleur inégalée. Elle est imitée durant la seconde partie du siècle par la principale favorite du roi, Madame de Pompadour, la dauphine Marie-Josèphe de Saxe et la reine Marie-Antoinette, qui s’inscriront toutes dans le sillage des divertissements imaginés par Louis XIV.
Les concerts de la reine
Sous le règne de Louis XV, les concerts de son épouse Marie Leszczynska représentent la plus importante des activités musicales de la cour. Tout au long de l’année, deux ou trois concerts ont lieu chaque semaine. Le protocole mis en place s’éloigne peu de celui institué par Louis XIV. La durée de la séance – environ une heure – requiert l’attention des privilégiés présents qui ne peuvent s’y soustraire. À Fontainebleau comme à Versailles, la reine entend souvent les concerts depuis sa chambre, ce qui lui évite de porter le grand habit de représentation publique. Les concerts hebdomadaires ont désormais lieu dans le Salon de la Paix. D’autres lieux sont utilisés, comme le Salon d’Hercule, où se tiennent surtout les bals. L’été, le parc et ses bosquets servent à des « impromptus », comme au temps de Louis XIV.
Les concerts de la reine sont essentiellement composés d’extraits d’opéras dont on joue à chaque séance un ou deux actes. Une majorité du répertoire se résume aux opéras des surintendants successivement en fonction. Lully y surpasse de loin les autres grands noms du théâtre lyrique. Rameau est personnellement invité à diriger ses œuvres (Hippolyte & Aricie en 1734 et Castor & Pollux en 1738). Les extraits d’opéras sont rehaussés par l’exécution d’ariettes ou de cantates virtuoses dans lesquelles débutent souvent de jeunes voix prometteuses, dont certaines deviendront en vogue à l’Académie royale de musique.
Les concerts de la dauphine
Passionnée de musique, Marie-Josèphe de Saxe – seconde épouse du dauphin – prend l’habitude, dès son installation à Versailles en 1747, d’assister aux concerts de la reine. Ses grossesses lui défendent de suivre la cour durant les voyages. Pour ne priver ni la reine ni la dauphine de leur divertissement quotidien, on partage alors la Musique du roi qu’on étoffe en faisant appel à des musiciens supplémentaires pour créer un corps de musique temporaire à Versailles. Marie-Josèphe de Saxe se fait jouer les mêmes ouvrages que ceux que la reine apprécie, mais se montre plus curieuse que cette dernière d’entendre les opéras nouveaux de Mondonville ou Rameau. Plus encore que de musique française, c’est de partitions italiennes et allemandes qu’elle est férue, important à Versailles les goûts musicaux de Dresde où elle est née. Elle fait sensation en programmant Hasse, la Faustina ou Farinelli.
La pratique en amateur des princes
Les rois, les reines et les princes de l’Ancien Régime mettent les arts au service de leur programme politique de construction de l’identité du royaume. Non seulement ils les apprécient et les soutiennent, mais ils les pratiquent, parfois avec talent et passion. Ainsi, Louis XIII danse, chante d’une belle voix de basse, joue du luth et de la guitare et compose. Comme son père, Louis XIV excelle dans la danse qu’il va pratiquer en public, entouré de professionnels, et s’essaye au chant et au jeu instrumental. Grand amateur et protecteur des arts également, le régent Philippe d’Orléans compose des œuvres d’une grande qualité, dont l’opéra Penthée…
La musique, une affaire de famille chez la reine Marie Leszczynska
Avec Louis XV et Louis XVI, cette tradition de rois musiciens s’interrompt mais les femmes prennent le relais. Si Louis XV respecte le cérémonial mis en place par son arrière-grand-père, il le suit de manière plus distante et porte à la musique un intérêt distrait. La reine Marie Leszczynska lui donne au contraire un souffle nouveau, en instituant notamment des concerts réguliers, les concerts de la reine.
Sans être une virtuose accomplie – elle joue du clavecin et de la vielle et chante – la reine transmet le goût de la musique à ses enfants qui se révèlent très doués : les appartements de Mesdames, ses filles, et du Dauphin, sont l’écrin d’une pratique musicale quotidienne et familiale.
Le dauphin joue du clavecin et du violon et chante d’une belle voix de basse-taille, tandis que son épouse est bonne claveciniste. Chacune des huit filles pratique au moins un instrument : Mme Victoire maîtrise le clavecin presque à l’égal des maîtres et étudie le violon, la musette, la guitare et la basse de viole ; Mme Henriette joue de la viole et Mme Adélaïde maîtrise parfaitement le violon.
Les princesses et leur frère forment ainsi un petit orchestre d’excellent niveau, leurs concerts animant leurs appartements ; nombre de musiciens leur dédient des ouvrages. Parfois, les princes se mêlent aux professionnels pour faire entendre des pièces de symphonie.
La brillante marquise de Pompadour, favorite de Louis XV
Dans les années 1750, de la musique résonne très régulièrement chez la dauphine Marie-Josèphe de Saxe, excellente claveciniste capable de déchiffrer les pièces les plus difficiles. Sa fille, Mme Clotilde, jouera de la guitare. La marquise de Pompadour est l’une des principales muses versaillaises. Chanteuse et claveciniste, la favorite crée à Versailles en 1747 son propre théâtre, dit « des Petits Appartements », pour y donner des comédies et des œuvres lyriques, tirées du répertoire de l’Académie royale de musique et de la Comédie-Française ou commandées par elle. Elle chante sur son théâtre mais aussi lors de concerts de musique sacrée. Gentilshommes et dames « sociétaires » de la petite institution y tiennent les rôles principaux, entourés de quelques professionnels. La dépense fait scandale et l’activité cesse à Versailles dès 1750, se poursuivant plus discrètement à Bellevue, chez la marquise.
La dernière touche artistique de Marie-Antoinette à Versailles
Une génération plus tard, Marie-Antoinette, qui étudie avec assiduité la harpe, le chant et le clavecin, favorise plus encore la pratique musicale. Dès 1774, elle renoue avec les divertissements institués par Marie Leszczynska, tout en y imprimant sa marque. Férue de théâtre et d’opéra, elle veut faire profiter la cour de l’effervescence créatrice de la capitale, notamment avec des nouveautés présentées par la Comédie-Française et la Comédie-Italienne ainsi que l’Académie royale de musique. Son salon de musique privé, au Petit Trianon, est prisé du milieu musical : on s’y retrouve autant pour entendre les partitions à la mode que pour soutenir les succès et les échecs des nouveaux champions de l’opéra français.
Après Marie-Josèphe de Saxe, Marie-Antoinette se montre en effet soucieuse de renouveler le répertoire de la cour : sans que son geste ne revête une quelconque portée politique, elle soutient les auteurs français modernes (Grétry, Gossec, Philidor), mais plus encore les maîtres étrangers (Gluck, Piccinni, Sacchini, Salieri, Cherubini). Certains virtuoses, notamment les grands harpistes du moment, lui doivent le développement de leur carrière. Étouffée par l’étiquette, la reine aspire à se divertir sans contrainte. Dans l’intimité de quelques familiers, elle pratique la musique dans ses appartements privés. C’est au Petit Trianon que son empreinte est la plus forte. Dans les jardins de ce chef-d’œuvre de fraîcheur et d’intimité, elle se fait construire un délicieux théâtre miniature sur la scène duquel elle aime à se produire en toute insouciance devant ses familiers, dans les opéras-comiques à la mode.
C’est dans ce dernier lieu de spectacle construit à Versailles que résonnent les ultimes notes de musique de la monarchie absolue. Grâce à cette passion pour la musique qui anima tant de personnalités de la cour, Versailles fut pendant plus d’un siècle un gigantesque concert instrumental et vocal ininterrompu, générant sans doute le répertoire musical le plus riche et le plus varié de toutes les résidences royales européennes des XVIIe et XVIIIe siècles.