À l’occasion de son premier Jeudi musical le 4 décembre, Villancicos, Emiliano Gonzalez Toro inaugure sa résidence 2025-2026 à la Maîtrise du Centre de musique baroque de Versailles, aux côtés de Fabien Armengaud, directeur artistique et musical. Dans cette interview croisée, ils reviennent ensemble sur la genèse de cette saison et leurs projets communs.
Ténor et directeur de l’ensemble I Gemelli, Emiliano Gonzalez Toro est le nouveau chef en résidence à la Maîtrise pour la saison 2025-2026. Quelle est la genèse de cette résidence ?
F.A. : Au CMBV, il y avait déjà sur les rails depuis longtemps ce projet de collaboration autour de la tragédie lyrique Roland de Lully et nous nous sommes dit qu’il serait intéressant musicalement et pédagogiquement de construire ensemble toute une saison avec Emiliano avec ainsi des rendez-vous tout au long de l’année. Cette saison prendra la forme de deux Jeudis musicaux, une classe de maître sur le récitatif français et bien sûr ce grand projet Roland. Après Emmanuelle Haïm, Sébastien Daucé et Damien Guillon, je me réjouis d’accueillir Emiliano qui apportera sans nul doute, beaucoup à cette Maîtrise. Merci Emiliano d’avoir accepté cette résidence !
Emiliano Gonzalez Toro, pourquoi avoir accepté ? Que souhaitez-vous apporter aux Pages et aux Chantres ?
E.G.T. : Tout d’abord, c’est un honneur ! Comment ne pas accepter une telle invitation ? Les Pages et les Chantres ainsi que la Maîtrise du CMBV sont reconnus comme des institutions françaises du chant choral, et c’est une grande chance de pouvoir travailler avec eux. C’est aussi d’une certaine manière, une belle opportunité de transmettre la manière dont j’aborde la musique avec mon ensemble, I Gemelli. Avec Mathilde Etienne (la co-directrice), nous avons développé depuis six ans notre propre méthodologie autour de la musique vocale du XVIIe siècle. Cette manière de faire, qui nous est singulière, nous la mettons déjà en pratique lors de classes de maître. Je trouve passionnant de pouvoir proposer cette approche qui met la voix au centre du processus et accompagne les jeunes musiciens vers plus d’autonomie. De par vos origines notamment, la musique d’Amérique du Sud est très présente dans vos programmes.
Vous allez d’ailleurs consacrer un Jeudi musical aux Villancicos, ces chants populaires de Noël. En quoi cette musique vous influence-t-elle dans l’interprétation de la musique baroque ?
E.G.T. : Je dirais que le dénominateur commun entre mes origines, les villancicos, la musique baroque italienne et le latin jazz que j’affectionne tant, c’est le rythme, le tactus. Depuis les origines de la musique, dans toutes les civilisations, tout part du rythme. Les mélodies populaires basées sur la transmission orale (et donc sans partition) ne pouvaient être apprises de manière aléatoire. Que cela soit le jazz, le folklore, la musique populaire ou la musique savante, on s’appuie toujours sur la pulsation pour jouer ensemble. D’un autre côté, quand on a un livret, une poésie à défendre, le rythme musical suit celui de la prosodie.
Vous allez également donner à entendre en Jeudi musical les Selva Morale de Monteverdi ? Pourquoi votre choix s’est-il porté sur ce recueil ?
F.A. : L’année dernière, avec la résidence de Damien Guillon, nous avions mis l’accent sur la musique allemande et notamment les cantates de Bach. Monteverdi est l’occasion d’aborder une autre esthétique et de mettre en lumière la musique italienne qu’Emiliano connaît et défend si bien. Les deux années d’études à la Maîtrise pour les Chantres doivent être aussi synonymes d’ouverture vers d’autres répertoires et d’autres styles. Et puis, cette musique est tout simplement géniale, disons-le !
E.G.T. : Monteverdi m’accompagne depuis trente-cinq ans, voire plus… et avec une intensité plus grande encore depuis que nous avons créé I Gemelli avec Mathilde. La Selva morale fait partie de ces monuments que l’on ne finit jamais d’étudier. C’est une somme, un testament publié par Monteverdi à la fin de sa vie. Et ce qui est formidable, c’est que ce recueil est tellement varié que tout le monde y trouve son compte. Cette Selva morale sera un défi pour nous tous : il n’est pas question pour moi de « diriger » des chanteurs. J’ai hâte d’aborder le travail polyphonique avec les Chantres, faire comprendre comment on aborde le tactus, le rythme du texte, de créer les connexions entre eux pour qu’au final, ils n’aient plus besoin de moi au moment du concert.
Parlez-nous de Roland de Lully que vous mettez en oeuvre cette année. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette partition et sur votre lecture ?
F.A. : Après Atys, il y a deux ans, Persée l’année dernière, le CMBV continue l’exploration des opéras de Jean-Baptiste Lully au plus près des pratiques historiquement informées avec notamment, cette fois encore, la présence des Pages dans le choeur qui lui confère cette couleur si singulière à laquelle je suis si attaché. J’ai hâte de me replonger dans cette partition. De toute façon pour moi, chez Lully, il n’y a rien à jeter !
E.G.T. : Effectivement, comme le dit Fabien, rien n’est à jeter ! Ce Roland est un bijou, à tous les niveaux. Pour nous, il s’agit du premier opéra non « italien » que monte I Gemelli, et nous travaillons dessus depuis de nombreux mois, en l’abordant de la même manière que nous travaillons sur le Seicento. L’opéra français est l’héritier de l’opéra italien, on y trouve les mêmes contraintes de rythme, de texte, de danse, de prosodie. Le travail sur les récitatifs en particulier est primordial. Il s’agit aussi de faire ressortir la comédie de cette oeuvre : pour une raison que je ne m’explique pas, on rechigne souvent à admettre qu’il y a de la comédie dans les opéras, et en particulier dans les opéras baroques. Le livret de Roland est tiré de l’Orlando furioso de l’Arioste, une épopée pleine de fantaisie et d’ironie, ce n’est pas un opéra sérieux. Tout notre travail musical, vocal et interprétatif sera donc de tâcher de faire ressortir l’humour et la légèreté, et cela passe par respecter à la lettre les indications du compositeur et du librettiste. Un travail important sur la danse est en cours également. Lully était un grand danseur lui-même, il maîtrisait chaque figure de ballet et a composé sa musique d’après des pas de danse, et non l’inverse. Pour le travail, il s’agit donc de revenir à la danse d’abord, en travaillant avec une chorégraphe spécialisée, et d’adapter l’interprétation musicale d’après les tempi et les points d’appui qu’elle nous propose. C’est une approche à priori différente de ce qui s’est fait jusqu'ici, j'ai l'impression.