Fruit du travail de recherche et d’édition du Centre de musique baroque de Versailles, le disque « Brillez, astres nouveaux ! » (Aparté, sortie 31 janvier 2020), premier récital de la soprano Chantal Santon Jeffery, est un hommage à l’art des chanteuses virtuoses de l’Opéra de Paris au temps de Rameau. Enregistré à Budapest sous la direction de György Vashegyi, il témoigne d’un regard différent porté sur ce répertoire par la nouvelle génération spécialiste de cette musique.
- Vous êtes aujourd’hui l’une des spécialistes du répertoire baroque : quelle est votre histoire avec la musique française des XVIIe et XVIIIe siècles ? et avec le CMBV ?
Chantal Santon Jeffery : "Adolescente j’écoutais aussi bien les albums de Led Zeppelin ou Tom Waits que les Indes galantes par les Arts Florissants ou les récitals de clavecin de Christophe Rousset… le goût était là ! J’ai découvert ensuite ce répertoire de manière plutôt empirique, quand j’ai commencé à travailler, n’ayant pas reçu de formation spécifiquement dédiée à la musique baroque... Mon apprentissage s’est fait principalement grâce aux musiciens avec qui je collabore, grâce aussi à quelques bonnes lectures ! J’ai eu la chance de rencontrer très tôt Hervé Niquet, à qui je dois énormément, c’est un vrai mentor. Et, grâce aux redécouvertes du CMBV, avec lequel je collabore depuis une dizaine d’années tant pour le répertoire lyrique que sacré, j’apprends à aimer plus encore cette musique, à en voir la diversité et les subtilités. Et c’est aujourd’hui un honneur de chanter beaucoup ce répertoire à l’étranger, et une joie de constater que les publics non francophones le reçoivent si bien !"
- Qu’appréciez-vous particulièrement dans ce répertoire en général ? Vous avez des coups de cœur ?
C.S.J. : "Rameau est évidemment un compositeur génial. Pour moi Platée est un des plus grands opéras jamais écrits, toutes époques confondues. Le Temple de la Gloire, Les Fêtes de l’Hymen et de l’Amour, Naïs ou Les Indes galantes, tous enregistrés avec le CMBV ces dernières années, sont autant de chefs-d’œuvre. Mais j’ai aussi toujours aimé les périodes de transition en musique, les visionnaires, les décadents… C’est pour cela que ce récital lorgne vers la fin du baroque et le début de la grande période classique. Après si je devais partir sur une île déserte avec un seul disque de musique française, je ne résisterais pas à emmener Couperin ou Charpentier…"
- Selon vous, quelles sont les spécificités de la musique baroque française pour un chanteur ? Est-ce très différent des autres répertoires ?
C.S.J. : "La musique française demande un contrôle vocal (et notamment de la vibration et la justesse) et une vigilance technique à mon sens supérieurs à d’autres répertoires, particulièrement quand les voix ont une nature lyrique. J’ai découvert avec le temps et la pratique qu’il ne s’agissait pas de chanter moins fort ou de ne jamais vibrer, mais plutôt de faire avant tout entendre clairement une langue qui, même si elle était écrite, par ses tournures, son vocabulaire ou ses références, est souvent compliquée pour l’auditeur du XXIe siècle ; ceci tout en faisant la part belle à une ornementation parfois très chargée, et ce dans un espace vocal plutôt réduit par rapport, par exemple, aux grandes lignes vibrées du répertoire romantique, qui préparent toujours bien à l’aigu. Lourde tâche, donc. Pour moi c’est l’un des répertoires les plus exigeants, où les moindres imperfections se font immédiatement sentir."
- Vous sortez aujourd’hui votre premier récital discographique « Brillez, astres nouveaux », donné en concert à Budapest en novembre 2017, dans le cadre d’un partenariat franco-hongrois du CMBV : comment le programme a-t-il été conçu ? Le choix a-t-il été difficile ?
C.S.J. : "Benoît Dratwicki (directeur artistique du CMBV) a d’abord présélectionné un véritable pavé d’airs du répertoire exhumé par les chercheurs du CMBV ; nous avons tout lu, retenu une partie, fait des recherches complémentaires... J’avais en tête quelques airs que je connaissais et que j’avais envie d’enregistrer, comme « Vole Amour » dans le Temple de la Gloire. Nous avons été très méticuleux, en nous focalisant sur les « rôles tendres » de princesses ou virtuoses, mais en restant attentifs à ce que les airs m’aillent à la voix, plutôt que d’essayer de coller absolument à un emploi (d’où la présence par exemple, du génial extrait d’Omphale de Cardonne, plutôt un rôle de magicienne « à baguette » dramatique). Et puis nous l’avons construit comme un véritable petit opéra, avec une ouverture, des parties contrastées – pastorales, martiales ou dramatiques –, un déroulement, qui rend l’écoute, je pense, plus agréable qu’un simple patchwork et qui met les extraits en perspective.Le chœur et l’orchestre sont aussi à l’honneur, comme ils le méritent, avec de très belles pièces instrumentales et chorales."
- Arrivez-vous à imaginer la voix ou la technique des chanteuses de l’époque en fréquentant ces partitions ?
C.S.J. : "C’est vraiment passionnant de se plonger dans le détail des carrières des chanteuses du XVIIIe siècle. On essaie d’en dresser un portrait-robot, en se disant qu’on ne saura jamais tout à fait, car les goûts étaient certainement différents à l’époque ! En regardant de tout près la carrière de Marie Fel, dont j’ai chanté et enregistré de nombreux rôles, je me dis qu’elle devait avoir une voix incroyablement versatile : à la fois aiguë, agile, légère, capable de « dire » dans des tessitures tendues et étroites (je pense à Doris dans Issé ou Iphise dans les Fêtes d’Hébé) mais aussi dotée d’un medium et d’un grave puissant (Altisidore dans Don Quichotte chez la Duchesse en est le meilleur témoignage) qui me font penser que les chanteuses poitrinaient le bas-medium certainement beaucoup plus haut que ce qu’on imagine !"
- Que représente pour vous cet enregistrement discographique à ce moment de votre carrière ?
C.S.J. : "C’est tout d’abord un magnifique cadeau que me fait une institution au travail remarquable, le CMBV, et son directeur artistique, Benoît Dratwicki, mais aussi le chef hongrois György Vashegyi, son orchestre et son chœur qui participent avec passion, enthousiasme et talent à la redécouverte et à la diffusion de ce répertoire en Hongrie. Cet enregistrement m’a permis de m’investir plus encore dans la mission du CMBV puisqu’une majorité des pièces choisies sont inédites. Ce n’est donc pas simplement un “récital de chanteuse”, mais un acte patrimonial. C’est aussi, je pense, une forme d’autoportrait qui montre des aspects très divers de mon chant, et en même temps la variété et la richesse de cette musique."
- A côté de votre carrière de chanteuse soliste, vous enseignez beaucoup : comment transmettez-vous vos connaissances et votre pratique à vos élèves ?
C.S.J. : "Ma propre expérience, mes erreurs ou mes victoires dans le répertoire sont fortement mises à contribution ; je crois que c’est ce que mes élèves apprécient : que j’ai le nez dedans ! Avant tout, j’aide les élèves à aborder les répertoires baroques sans « coincer » la voix, ce qui est le défaut le plus commun, donc à travailler sur le souffle, apprendre à faire des sons non vibrés, des sons filés, sans appuyer, sans serrer la gorge, et aussi à dynamiser la diction, à l’utiliser comme une arme de soutien. Je conseille toujours aux élèves d’avoir un air de bel canto sur leur pupitre : cela permet de se « souvenir » comment le souffle est plus naturellement sollicité dans une ligne constamment vibrée, et ces allers retours leurs permettent de trouver aussi la ligne dans les airs baroques. C’est la première étape, l’étape de pure technique. Après ça il y a mille choses à faire, le texte et sa rhétorique, l’expression, le théâtre… J’enseigne depuis trois ans à l’Akademie Versailles organisée par le CMBV et Collegium Marianum à Prague, ainsi qu’à l’Académie de Sablé, et ce sont des cadres idéaux pour mener ce travail de fond avec les élèves."
- Des projets à venir en musique baroque française ?
C.S.J. : "Beaucoup oui ! Dans les mois qui viennent, avec le CMBV, Vénus dans Dardanus avec György Vashegyi à Budapest, Zirphile dans Achante et Céphise avec Alexis Kossenko et ses Ambassadeurs au Théâtre des Champs-Élysées, Scylla dans Scylla et Glaucus à San Francisco et à l’Opéra de Versailles dirigé par Nicholas McGegan et mis en scène par Catherine Turocy. Il y aura aussi, notamment des Leçons de Ténèbres avec Sébastien d’Hérin, et la sortie du disque du superbe Jephté de Montéclair dans lequel je chantais le rôle d’Iphise, la fille de Jephté, interprété par Tassis Christoyannis. La saison prochaine, avec le CMBV, Hébé dans les Fêtes d’Hébé à Budapest et à Amsterdam, mais aussi Don Quichotte chez la Duchesse à l’Opéra de Versailles, ainsi qu’un projet très excitant : la Folie de Platée à San Francisco et au Lincoln Center à New York, dans la célèbre mise en scène de Mark Morris."