Messe à deux chœurs et deux orchestres de Henry Desmarest
Jeudi 11 février 2021 – 17h30
Galerie des Batailles, château de Versailles
Enregistrement à huis clos réalisé par B media
Les vestiges de messes à grand orchestre en France à l'époque de Louis XIV sont extrêmement rares : dans ce genre, le compositeur Marc-Antoine Charpentier fait presque figure à part avec sa Missa « Assumpta est » (H11), sa Messe pour M. Mauroy (H6), sa très célèbre Messe de minuit (H9) et la trop méconnue Messe à 8 voix et 8 violons et flutes (H3).
Curieusement, l'on n'en connaît aucune chez les musiciens de Louis XIV ; ni chez Lully, Du Mont ou Collasse, ni chez Lalande ou Bernier ; seules les messes des morts semblent avoir eu un sort meilleur, puisque trois chefs-d’œuvre à peu près contemporains sont parvenus jusqu'à nous, dus à la plume d'André Campra - l'aîné d'un an de Desmarest -, de Jean Gilles et de Charpentier (H10).
La redécouverte d'une unique messe de Desmarest paraît dans ce contexte un événement digne d'une attention particulière.
Les raisons de cette rareté demeurent assez peu connues, mais il semble que ce type d'œuvre, généralement « faite exprès » pour une cérémonie particulière, n'avait que peu de chances d'être réutilisée, et donc pratiquement aucune d'être publiée - la messe de Gilles fait évidemment exception puisqu'elle a été éditée, mais sa publication ne fut réalisée que très tardivement, en 1764, et avec des ajouts significatifs de Corrette. Les messes à grande symphonie finissaient plus logiquement dans les bibliothèques musicales des chapitres commanditaires qui ont pour la plupart été détruites à la Révolution. Les rares œuvres qui sont parvenues jusqu'à nous l'ont toutes été un peu par hasard : celles de Campra et Charpentier grâce à la conservation de leurs autographes.
Quant à celle de Desmarest, elle fut préservée grâce au zèle d'André Philidor, le célèbre garde de la bibliothèque musicale de Louis XIV, et à la volonté du comte de Toulouse, fils du roi et de Madame de Montespan, qui souhaita réunir une collection des meilleures musiques de ce temps.
Que de soins en tout cas dans la réalisation de ce manuscrit ! Philidor, aux pires moments de l'exil de Desmarest, avait su se montrer, des années durant, toujours constant et ami fidèle, copiant soigneusement les œuvres profanes et sacrées du banni, suscitant même en 1714 une publication de grands motets, tentant sans relâche avec son collègue musicien Jean-Baptiste Matho d'obtenir l'indulgence royale pour Desmarest.
Il faut dire qu'ils étaient de vieux amis : Desmarest avait été recruté vers 1674 parmi les pages de la Chapelle du Roi, alors au Louvre ; c'est là qu'il côtoya Philidor et son cadet aux pages, Matha. Nourri des grands motets de Du Mont, Robert et Lully qu'il chantait, ébloui par les tragédies-lyriques du Florentin, Desmarest ne pouvait être à meilleure école et il fut bien vite considéré comme le digne successeur de Lully.
A peine sorti des pages, Louis XIV se l'attacha comme ordinaire de sa musique ; très proche du dauphin et de la dauphine, Desmarest composa en 1682 un divertissement pour la naissance de leur fils, le duc de Bourgogne (œuvre perdue), puis en 1686 La Diane de Fontainebleau. Cette même année, au moment même où Lully créait sa célèbre Armide, Desmarest osa donner à la cour sa première tragédie-lyrique, Endymion (également perdue).
Malgré ce talent et ces débuts très prometteurs, il fut jugé trop jeune, en 1683, pour le poste de sous-maître de musique de la Chapelle qu'il convoitait, le roi lui préférant Lalande, de cinq ans son aîné. De cette période, néanmoins, on connaît de lui plusieurs œuvres sacrées toutes jouées devant le roi : un magnifique Te Deum donné à l'Oratoire du Louvre peu après la mort de Lully, mais aussi une série de dix grands motets qui auraient été composés avant 1693, et peut-être joués à la Chapelle Royale sous le nom de Goupillet. A partir de cette date, Desmarest s'orienta vers l'opéra, obtenant un succès considérable à l'Académie Royale de Musique avec plusieurs tragédieslyriques (Didon, Circé, Théagène et Cariclée, Vénus et Adonis) et opéras-ballets (Les Amours de Momus, Les Festes Galantes).
C'est alors que, couvert de gloire, il noua une liaison avec la fille du président de l'élection de Senlis, M. de Saint-Gobert, qui, après de nombreuses aventures rocambolesques, réussit à faire condamner à mort le musicien en 1699.
Celui-ci n'eut que le temps de s'enfuir avec sa bien-aimée: vers Bruxelles, l'Allemagne, peutêtre l'Angleterre, Barcelone, Madrid, Burgos... Chassé à chaque fois par les guerres de Succession d'Espagne, il trouva enfin, au printemps 1707, un havre de paix à la cour du duc Léopold de Lorraine à Lunéville où il écrivit ses dernières œuvres, évidemment marquées par les rencontres de l'exil : deux tragédies-lyriques (Iphigénie en Tauride, Renaud), plusieurs divertissements (tous perdus), une série de grands motets et cette grande Messe à deux chœurs et deux orchestres. Gracié en 1721, il fut nommé par Louis XV « pensionnaire de la musique du roi », mais il ne parvint jamais à obtenir un poste en France, même après la mort de Lalande. Déçu, il retourna en Lorraine, mais la mort du duc Léopold sonna les derniers moments de sa carrière. Il mourut à Lunéville, sous Stanislas Leszczynski, en 1741, dans l’indifférence ; à la cour de France, Colin de Blamont fit jouer son Iphigénie devant la reine, qui vénérait cette œuvre au point de l'entendre une fois chaque année.
La Messe à deux chœurs et deux orchestres de Desmarest est imposante par ses dimensions et d'une très grande beauté. On admirera les symphonies solennelles où les deux orchestres réunis ouvrent respectivement le Kyrie, le Sanctus et l'Agnus Dei ; on remarquera aussi les nombreux récits (airs), tous parfaitement ciselés, le beau « Domine Deus rex cælestis » avec sa basse obstinée, l'élégant « Agnus Dei » et, avant tout, l'énergique « Quoniam tu sol us sanctus » qui n'est pas sans évoquer certains récits des grands motets de Jean-Philippe Rameau presque contemporains ; on retiendra bien sûr les magnifiques ensembles, la douloureuse imploration du « Christe eleyson » avec ses appels en sixtes, et surtout le bouleversant « Crucifixus » : quelle curieuse et magnifique idée que d'insérer ici, comme un somptueux joyau au beau milieu de l'ample édifice, ce quatuor de solistes si subtil et étale (376 mesures : un cinquième de la messe !) chargé de dire successivement la crucifixion, la résurrection, l'annonce du Jugement dernier et le règne éternel ! Quant aux chœurs, ils montrent la maîtrise absolue de Desmarest dans la polyphonie et l'écriture en double chœur ; ménageant ses effets, Desmarest a proposé pour chacun d'entre eux un concept d'écriture propre : le contraste des deux blocs, comme dans I'« Et in terra pax », l'amplification sonore, comme dans l'« Adoramus te », l'agitation fiévreuse du « Glorificamus te », la triple fugue colossale du « Cum Sancto Spiritu », la sérénité extatique dans l'« Et incarnarus est » ...
La Messe à deux chœurs n'est pas datée mais, du point de vue stylistique, elle fait incontestablement partie des œuvres de l'exil. Les noms de plusieurs des interprètes (chanteurs et symphonistes) qui apparaissent dans les manuscrits permettent de confirmer cette hypothèse : ils sont notés de la main même de Philidor. Certains d'entre eux figurent également dans les sources d'autres œuvres du compositeur, les motets Domine ne in furore et Lauda Jerusalem, qui ont été composés par Desmarest probablement entre 1707 et 1713, lorsqu'il dirigeait la musique de la cour de Lorraine. Ces noms sont intéressants à plusieurs titres, car l'on peut, en croisant les informations sur chacun d'entre eux, avancer des hypothèses de datation pour une exécution publique de cette Messe (je proposerai la période fin 1708-début 1710) ; par ailleurs, leur seule présence confirme que cette exécution a été faite non pas en Lorraine, mais (durant l'exil) en France par la musique de Louis XIV !... En effet, les artistes nommés appartiennent tous à la Musique du roi. Ceci pourrait presque paraître suspect si Titon du Tillet n'avait rapporté l'anecdote suivante dans son Parnasse François :
{Du 3 au 8 octobre 1712, pendant} le premier voyage que Louis XIV fit à Rambouillet chez M. le comte de Toulouse, où il passa huit jours, Matho fit exécuter aux messes les motets de Desmarest, sans en avertir Sa Majesté. Quoiqu'il y eût près de vingt ans que ce prince ne les eût entendus, il les reconnut et en fit l'éloge : les princes et les seigneurs saisirent cette occasion pour demander à Sa Majesté la grâce de Desmarest ; il leur répondit que personne n'y perdoit plus que lui, mais qu'il avait juré de ne point donner de grâce pour le crime dont il étoit accusé et il les refusa.
L'anecdote est d’autant plus curieuse qu’elle se déroule au début du quartier occupé par Lalande qui, tout au long de sa vie, sut obtenir pour lui-même, les postes que briguait Desmarets. Ainsi, ce système d’ « envoi de Lorraine » était un truchement inventé par Desmarets, relayé par ses anciens amis de la Cour, pour tenter d’infléchir le roi.
Dans cette perspective, le fait que Philidor ait pris soin d'inscrire sur les manuscrits le nom de chacun de ceux qui acceptèrent de jouer les œuvres du déchu devant le roi prend un relief particulier, et cette liste d'artistes prestigieux pourrait presque paraître aujourd'hui comme une sorte de pétition ! La liste est trop importante pour pouvoir les citer tous ici (ils sont vingt-sept !) ; on mentionnera toutefois les plus célèbres d'entre eux: parmi les chanteurs, Mlles Marie Chappe et Marguerite-Louise Couperin se partageaient les récits de dessus avec le célèbre castrat Antonio Favalli que Lorenzani avait fait venir d'Italie vers 1680 ; Mrs l'abbé Charles Du Montcel et Jean Jonquet chantaient en hautes-contre, Mrs Antoine Dufour, Gatien Courcier et Jacques Jérôme Hyvet de Beaupré en tailles ; Mrs l'abbé Destival, Jacques Bastaron et Claude Michaut en basses-contre. Ils appartenaient tous soit au corps de la Chapelle, soit à celui de la Chambre. Parmi les symphonistes jouant les instruments à vent figuraient certains membres des grandes dynasties de flûtistes, hautboïstes ou bassonistes de la cour, comme les Pièche, les Philidor et Pierre Ferrier, qui fut joueur de cornet, serpent et basson de la Chapelle de 1668 à 1722. Quant aux cordes, elles étaient jouées parmi les meilleurs des « Vingt-quatre violons de la Chambre », les La Quaize, Marchand, Lepeintre, La Fontaine et Charlot. « Mr Marais » désigne probablement Marin Marais, de même que le « Mr Marchand » qui jouait l'orgue doit être le célèbre Louis Marchand, organiste de la Chapelle.
Il est intéressant de souligner que la fourchette de dates évoquée plus haut (fin 1708 - début 1710) correspond également à un événement important pour la Chapelle Royale de Louis XIV, celui de la succession du sous-maître Pascal Collasse, qui mourut en juillet 1709 après une longue maladie, et dont le poste ne pouvait qu'intéresser Desmarest. La date de l'exécution n'est bien évidemment pas celle de la composition, mais ne peut en être très éloignée. Je propose donc comme hypothèse, pour la composition, une fourchette allant d'avril 1707 (l'arrivée de Desmarest à la cour de Lorraine) à début 1710. Cette fourchette est tout à fait compatible avec les caractéristiques stylistiques de cette œuvre, qui appartient indubitablement à la période lorraine de Desmarest (voir notamment la fugue à la fin du Gloria, les harmonies et la conception même du Crucifixus ...).
Si cette Messe de Desmarest n'a jamais été enregistrée jusqu'à présent (NB : texte écrit en 1999), c'est en grande partie à cause de la difficulté de la réalisation musicologique. L'œuvre n'est conservée qu'en parties séparées (dix-sept volumes) qu'il a fallu mettre en partition dans un premier temps. Cette tâche, entreprise par le Centre de musique baroque de Versailles, n'était pas simple : en effet, si les parties vocales paraissaient à première vue assez fiables, il n'en était pas de même pour les parties instrumentales, notamment les basses, souvent fort confuses. De plus, manquaient toutes les parties intermédiaires des deux orchestres, qu'il a fallu recomposer en tentant de s'inspirer le plus possible du style de Desmarest : ce fut le travail de Xavier Janot en collaboration avec Gérard Geay.
Restait toutefois à déterminer au préalable le nombre de parties intermédiaires manquantes : les modèles en double chœur contemporains sont extrêmement rares en France. Deux exemples exactement contemporains se rencontrent néanmoins dans l'œuvre de Desmarest : il s'agit du· « Turbatus est » dans le motet Domine ne in furore et du « llluxerunt fulgura » du Dominus regnavit. Le premier est à deux chœurs et deux orchestres comme la Messe, le second à deux chœurs et un seul orchestre. Malheureusement, dans ces deux exemples, les chœurs sont à cinq parties réelles et non point à quatre comme dans la Messe. Ces modèles ne sont donc pas pertinents. Les seuls exemples probants en France doivent donc être cherchés dans l'œuvre de Marc-Antoine Charpentier, et plus précisément dans sa Messe à 8 voix et 8 violons et flûtes (H3) et son Te Deum à 8 voix avec flûtes et violons (H145), pourtant tous deux fort anciens (1670- 1673) par rapport à l'œuvre de Desmarest. C'est l'option qui a été retenue ici.
Presque tous les mouvements sont concernés par ce « remplissage » ; seuls y échappent les rares récits et ensembles avec un petit chœur instrumental. Dans les grands chœurs, la restauration ne touche pas à proprement parler l'écriture de Desmarest, puisque, dans ses autres œuvres, les parties intermédiaires pour les instruments doublent généralement celles des voix, mais elles peuvent parfois aussi « éclairer » la polyphonie en doublant à l'octave. En revanche, dans les symphonies et les récits avec orchestre, un vrai travail de réécriture a dû être fait, s'appuyant bien évidemment sur les habitudes contrapuntiques, harmoniques et rythmiques du compositeur. {…}
Jean Duron, Centre de musique baroque de Versailles
(Extrait du livret de l’enregistrement discographique réalisé en 1999, pour Virgin Veritas, avec Les Pages et les Chantres du CMBV, sous la direction d’Olivier Schneebeli)