Chaque mois, le Centre de musique baroque de Versailles vous concocte une playlist thématique à écouter pour vous immerger dans le répertoire musical français des XVIIe et XVIIIe siècles. Bonne écoute !
Playlist audio #12
Playlist spéciale Janus, par Justina Repečkaité, à l'occasion du deuxième acte du projet Janus, fruit du partenariat innovant tissé entre le Centre de musique baroque de Versailles et l’Ircam
Avec ce bref panorama de mes musiques préférées, mettant en dialogue la musique contemporaine et la musique ancienne, je souhaite présenter quelques exemples illustrant comment les inspirations des créateurs d’aujourd’hui ne se limitent pas uniquement aux influences musicales du passé mais explorent aussi les sujets des légendes, artefacts ou encore concepts philosophiques des époques lointaines.
Beatritz de Dia (1140—1212) est la seule trobairitz dont le texte a survécu accompagné de la musique. Sa canso A Chantar M’er décrit la douleur face à l'infidélité de son amant. En miroir, le livret d’Amin Maalouf pour l'opéra de la compositrice Kaija Saariaho (1952 — 2023), L’amour de loin (2000) est fondé sur La Vida breve du troubadour Jaufré Rudel. Ce dernier, dans l’exemple d'amour courtois, et grâce aux récits du Pélerin, tombe amoureux de Clémence de Tripoli. L’opéra emploie l’électronique et l’harmonie modalo-spectrale qui s’inspire de langage des troubadours avec les influences de Moyen Âge oriental.
Pour sa composition Quid sit Musicus? (2014) pour sept voix, deux instruments et électronique, Philippe Leroux (1959) a employé les technologies développées à l’Ircam pour récupérer les données gestuelles des calligraphies provenant des manuscrits musicaux de Machaut. J’ai entrelacé certaines parties de Quid sit Musicus? avec mes compositions préférées provenant du Codex Chantilly (dont Machaut fait partie également!), des exemples extrêmement complexes de l’Ars Subtilior : Puisque je suis fumeux de Hasprois, Fumeux fume par fumee de Solage et Angelorum Psalat de Rodericus. La citation "Quid sit musicus ?" provient du fameux ouvrage De institutione musica de Boèce (VIe siècle) qui a profondément influencé la pensée médiévale. Guillaume d’Ockham (XIVe siècle) cite Boèce dans ses écrits philosophiques.
Pour son cycle Occam, la compositrice Éliane Radigue (1932) s’inspire du philosophe (le titre en fait référence), mais contrairement à Leroux, elle ne s’intéresse pas aux manuscrits. En travaillant avec les interprètes dévouées, la compositrice donne des consignes orales très précises, en décrivant parfois les images des éléments liquides. La compositrice cherche un contexte intime, faisant émerger les partiels, harmoniques et subharmoniques au-delà d'une note fondamentale. Ces drones, maintenus en simplicité, s'accordent avec la règle du Rasoir d’Occam, qui, en philosophie, signifie « éliminer des explications non nécessaires d'un phénomène ». L’interprétation de la complainte Tels rit de Guillaume de Machaut est très complexe par ses variations vocales qui communiquent beaucoup d’émotion mais le bourdon me rappelle ces drones.
Le chromatisme dans Qu’est devenu ce bel oeil de Claude le Jeune (1528 - 1600) est étonnant et c’est pour cela que le compositeur Salvatore Sciarrino (1947) le cite, arrange puis décompose dans son opéra Lucie mie traditrici (1998). Le style de Sciarrino est exceptionnel et onirique et le sujet de son opéra est fondé sur la légende noire du meurtrier compositeur Carlo Gesualdo (1566 - 1613) dont Tenebrae Responsoria, présente des modulations harmoniques et chromatiques audacieuses et personnelles.
Le cycle de Systema naturae (2013-2017) co-composé par les créateurs Mauro Lanza (1975) et Andrea Valle (1974) fait référence au livre éponyme de Carl von Linné (1707–1778) qui vise à cataloguer toutes les choses dans la nature. La première partie, - Regnum animale, est écrite pour un trio à cordes et un dispositif de 25 instruments électromécaniques organisés spatialement et contrôlés par ordinateur. Compositeurs cherchent d'explorer un terrain intermédiaire où les objets mécanisés (objets recyclés !) peuvent être contrôlés de manière musicale tandis que les instruments de musique sont traités comme des objets sonores en ayant recours à des modes de jeu étendus. Même s’il ne s’agit ici pas du tout de la parodie, Regnum animale me fait penser à la Fête de l’âne, où les rôles sociaux sont inversés, musicalement illustrés avec un grand raffinement par le Clemencic Consort dans leur album. Pour moi il est extrêmement inspirant d’écouter des interprètes de la musique contemporaine comme de la musique ancienne qui font preuve d’une incroyable créativité et versatilité en remettant parfois en question les idées, les normes, les symboles ou les traditions établis.